A propos des mères qui n'allaitent pas ou si peu...
En France, les femmes qui n'allaitent pas du tout ou allaitent moins
d'un mois, sont encore majoritaires. En 2002, 43,8 % des bébés
n'étaient pas ou plus allaités à 8 jours (selon les certificats de
santé établis au 8ème jour) et à 1 mois, ils étaient 15 % de plus à ne
plus être allaités, selon un sondage mené en 2001 par l'Institut des
mamans, ce qui représenterait 58 % des bébés âgés de 1 mois qui ne sont
pas ou plus alimentés au lait maternel.
Je ne suis pas l'une de ces mères puisque j'ai allaité mes 4
enfants, au minimum 8 mois, mais j'ai rencontré nombre d'entre elles au
détour de mes activités. J'ai toujours cherché à comprendre ce qu'elles
avaient vécu et j'ai constaté que toutes leurs histoires pouvaient se
résumer à trois situations qui revenaient toujours. D'abord les femmes
qui n'avaient pas du tout souhaité allaiter ; puis celles qui ont
essayé sans conviction et se sont arrêtées à la première difficulté,
généralement sans éprouver de regrets ; et enfin celles qui
souhaitaient vraiment réussir leur allaitement mais ont du arrêter plus
tôt qu'elles ne l'avaient prévu, avec, le plus souvent un fort
sentiment d'échec et de culpabilité.
Que se passe-t-il lorsqu'une femme n'envisage pas du tout d'allaiter au sein son enfant à naître ?
Les raisons que ces femmes invoquent sont variées. Cela peut aller
de la croyance qu'il est nécessaire d'impliquer le père dans le
nourrissage de l'enfant à la peur incontrôlable de souffrir. Du désir
impérieux de pouvoir confier facilement l'enfant dès sa naissance, à
une pudeur extrême. Du dégoût de la relation corporelle avec l'enfant à
la peur d'une fusion envahissante. Ou tout simplement de la croyance
qu'allaiter c'est compliqué et biberonner bien plus simple.
Ces raisons ne semblent pas toutes "valables" à priori mais elles
doivent pourtant toutes être entendues. Les sentiments qu'éprouvent ces
femmes ne sont pas naturels. Ils sont le fruit de leur histoire
personnelle et de notre environnement culturel.
Dans les cultures où l'allaitement maternel est la norme et où la
grande majorité des femmes allaitent, toutes les filles, à tout âge,
voient leurs congénères allaiter ; devenues mères elles le font à leur
tour sans connaître de difficultés. Elles "savent" l'allaitement et
n'éprouvent pas de peurs infondées. Mais nous ne sommes plus dans une
telle culture. Ici et maintenant il est facile et habituel de ne pas
allaiter. Notre norme, c'est le biberon, puisque personne n'envisage
plus d'élever un enfant sans utiliser cet instrument à un moment ou à
un autre. Moi-même j'ai cru qu'il était nécessaire de l'utiliser pour
mes deux aînées.
Quant aux peurs (de souffrir, de s'enlaidir, d'être "bouffée" par
son enfant...) que ces mamans ressentent malgré elles, c'est toujours
dans leur histoire personnelle que se trouvent les clés.
Un suivi
psychologique se révèle alors tout à fait intéressant et d'autant plus
judicieux que la grossesse est de toute façon une période d'intense
remaniement psychique qui favorise grandement la réussite d'un travail
sur soi. Sur ce sujet, lisez le livre de Catherine Bergeret-Amselek :
"Le mystère des mères".
Allaiter son enfant au sein est une relation particulière qui n'est
finalement pas du tout comparable à l'acte de donner un biberon, à la
fois physiquement et psychiquement.
S'il est compréhensible que cela
puisse être compliqué pour certaines mères, il est anormal qu'on laisse
cela se faire, sans mettre à profit cet épisode de leur vie pour mettre
le doigt sur une difficulté qui mérite pourtant d'être levée. Si une
jeune femme vous confiait refuser toute relation sexuelle par peur
d'avoir mal, de ne "rien sentir" ou encore de devenir la possession de
son conjoint, lui diriez-vous qu'elle a raison de suivre son idée, sans
la questionner d'avantages en la laissant faire une croix sur sa vie
sexuelle, ou bien lui conseilleriez-vous de se faire aider pour
parvenir à surmonter ses peurs et connaître enfin un plaisir bien réel ?
D'autres femmes tentent l'allaitement maternel, mais cessent très
vite, aux premières difficultés, sans remord ni regrets apparents.
Souvent ces femmes avaient choisi de tenter l'allaitement "parce que
c'est bien" et qu'elles se sentaient poussées à le faire. Pendant la
grossesse, elles disent "Je vais essayer, si je peux, si j'ai assez de
lait". Déjà elles ne s'en croient pas vraiment capables... Et
rapidement l'allaitement maternel ne leur procure pas la plénitude
qu'elles imaginaient. Des difficultés, des douleurs, des sensations
puissantes et nouvelles les envahissent. Pour ces femmes, c'est trop,
trop fort, trop douloureux, trop contraignant... Alors elles obéissent
docilement au conseil trop rapidement proposé par les soignants
d'introduire des compléments de lait industriel au biberon. Le
matraquage publicitaire autour des substituts les met à notre portée,
dans ces conditions pourquoi s'entêter ?
Souvent le désir d'allaiter ne pré-existait pas, et le plaisir n'est
pas au rendez-vous. Le sentiment d'accomplir son devoir peut dominer au
début mais il ne tient pas longtemps. Lisez cet autre texte d'Ingrid
Bayot : "Désir d'allaiter, volonté d'allaiter". Ces jeunes mères ne
sont pas prêtes à l'investissement physique et psychique qu'implique
l'allaitement maternel. Elle se sentent généralement soulagées et
libérées d'avoir arrêté même si souvent elles sont aussi fières d'avoir
tout de même allaité, un tant soit peu. Mais pour elles, le jeu n'en
valait décidément pas la chandelle.
On retrouve souvent dans le discours de ces mamans des croyances
erronnées comme : "allaiter ça fatigue", "allaiter ça fait mal", "le
papa doit donner le biberon pour se sentir père". Ces femmes ne
disposent pas des bonnes informations, sans doute consultent-elles la
presse magazine grand public plutôt que les sites de qualité que l'on
peut trouver sur la toile. Mesurez vos connaissances en allaitement
grâce à ce quizz. Souvent elles sont convaincues que les préparations
industrielles pour nourrissons sont, grosso-modo, d'une qualité
équivalente à celle du lait maternel (ce qui est tout à fait faux, bien
entendu, comme je l'ai montré dans l'édito n° 8) et qu'il n'est pas
utile de faire tout un plat du non-allaitement. "Mieux vaut un biberon
donné avec amour, qu'un sein à contre-coeur", n'est-ce-pas ? Mais
personne ne se demande pourquoi certaines mamans éprouvent des
difficultés à donner le sein. Florence Joblin s'est posée cette
question dans le cadre de son mémoire d'infirmière.
Dans la troisième situation, les mamans voulaient vraiment allaiter
mais elles ont échoué. Là, la situation est tout à fait différente et
la qualité du soutien dont elles ont bénéficié est toujours en cause.
Ces femmes sont informées. Elles savent tout ce que l'allaitement a
de spécifique et de si important pour l'enfant. Elles vivent donc
l'arrêt de leur allaitement comme un échec douloureux et culpabilisent
de ne pas avoir réussi dans leur projet. Des trois situations, ce sont
ces femmes-là qui se sentent le plus coupables alors qu'elles n'ont
aucune raison de l'être. Lisez : Nutrition, culture et culpabilité
La responsabilité de ces arrêts précoces de l'allaitement, ce sont
les professionnels de santé qui la portent, de par l'incompétence dont
fait preuve la grande majorité d'entre eux à soutenir véritablement
l'allaitement maternel. Leur formation initiale est mauvaise et
incomplète et, devenus médecins, ils sont la cible privilégiée des
industriels de l'alimentation infantile qui les abreuvent d'objets
publicitaires, d'échantillons (malgré la loi) et les forment à leur
sauce à l'alimentation du bébé avec des connaissances toujours
"orientées" quand elles ne sont pas érronnées. D'où des médecins qui
conseillent encore de "sauter une tétée pour laisser le sein se
remplir" ; des ordonnances de compléments remises dès les premières
plaintes d'une jeune maman inexpérimentée qui ne demandait pourtant
qu'une écoute et un soutien efficace et non un plan de sevrage...
Ces
choses là sont monnaie courante et il ne se passe pas une semaine sans
qu'un tel témoignage tombe sur la lactaliste, la liste d'échanges et de
soutien de l'allaitement maternel. Tous récemment encore, j'ai
rencontré une maman qui avait été obligée de sevrer son bébé au motif
de devoir traiter sa propre angine !
Il est anormal qu'autant
d'échecs d'allaitement maternel soient dûs aux mauvais conseils fournis
en maternité et en cabinet de ville. Aujourd'hui encore plus qu'hier,
depuis la parution des recommandations de l'ANAES pour "la mise en
oeuvre et la poursuite de l'allaitement maternel dans les six premiers
mois de vie" l'an passé. Les professionnels de santé doivent
normalement connaître et suivre ces recommandations que vous pouvez
télécharger et imprimer et que je vous invite à distribuer à chaque
fois que l'occasion se présente. Je vous propose aussi de lire : Il est
nécessaire de former les équipes soignantes.
Si les deux premières situations évoquées plus haut, sont
acceptables car avant tout liées aux mères, la troisième l'est bien
moins car elle est de la responsabilité de notre système de soins.
Chaque femme enceinte devrait se voir offrir la possibilité de
s'entretenir en tête-à-tête au moins une fois durant sa grossesse avec
une personne ressource en allaitement, sur sa vision et son attente
quant au nourrissage de l'enfant à venir -lisez ce texte sur : Le droit
d'être informé, oui, mais pas n'importe comment. Cela permettrait de
pointer les idées fausses -ici la liste des mythes autour de
l'allaitement maternel- et de réveler sans doute bien des difficultés
personnelles. Une réflexion ultérieure, un soutien psychologique si
nécessaire, une recherche d'informations complémentaires, leur
orientation vers des réunions de soutien à l'allaitement, amèneraient
bon nombre de futures mamans à modifier leur ressenti et à envisager
autrement leur allaitement.
Certes, l'allongement du congé post-natal de maternité ou la
création d'un congé d'allaitement, réclamé dans une initative que nous
soutenons, jouerait sans doute un rôle sur la prévalence de
l'allaitement. Personnellement, je milite pour l'allongement du congé
de maternité à 6 mois, pour toutes les mamans. En effet, trop
nombreuses sont les femmes qui renoncent à allaiter car elle se disent
que ça n'est pas la peine de se lancer dans l'aventure contraignante de
l'allaitement si c'est pour devoir gérer un sevrage 1 mois 1/2 après.
Ces mamans croient à tort : 1, qu'allaitement et travail sont
incompatibles et ne l'envisage donc pas du tout ; 2, qu'il est
indispensable que bébé soit habitué au biberon et sevré du sein avant
la reprise du travail.
Le vécu qu'une femme retire de son expérience d'allaitement est
majeur dans sa vie de mère et je trouve inacceptable qu'autant de
femmes soit finalement privées de l'expérience positive, structurante
et épanouissante à laquelle elles ont droit. Ici, une étude sur le vécu
de l'allaitement maternel.
Emmanuelle Blin-Sallustro, novembre 2004